Chapitre VII
Quand on connaît quelqu’un depuis longtemps, on est habitué à ses réactions, ses bizarreries, ces petites manies qui n’appartiennent qu’a lui – ses idiosyncrasies, comme disent les psychologues.
Par exemple, Prunille Baudelaire connaissait sa grande sœur depuis un certain temps déjà, et elle savait que, lorsque Violette nouait ses cheveux de manière à se dégager le front, c’était pour réfléchir à une invention. Violette, de son côté, connaissait Prunille depuis le même laps de temps, et elle savait que, lorsque sa petite sœur s’écriait : « Fridjip ? », cela signifiait : « Comment peux-tu t’intéresser aux ascenseurs quand nous sommes dans le pétrin jusqu’au cou ? » Et les deux demoiselles Baudelaire connaissaient suffisamment bien leur frère pour savoir que, lorsqu’il ne prêtait plus attention à ce qui l’entourait, c’était le signe qu’il se concentrait intensément. Or c’était très exactement ce que faisait Klaus, ce jour-là, après leur petit casse-croûte.
Le portier ne s’était pas laissé fléchir. Interdiction absolue, pour eux, de regagner l’appartement d’Eschemizerre. Aussi, leur pique-nique achevé, restaient-ils sagement assis au bas de l’escalier du 667, boulevard Noir. Ce contretemps présentait l’avantage de reposer un peu leurs jambes, qui n’avaient jamais été aussi lasses depuis que le comte Olaf, déguisé en entraîneur sportif, les avait fait courir des heures durant, lors de sa dernière entourloupe[3].
Une excellente activité, quand on se repose les jambes, est de faire marcher sa langue en parlant de choses et d’autres. Violette et Prunille ne s’en privaient pas, même si elles parlaient d’une chose plus que d’autres : l’étrange disparition de Gunther après son étrange apparition. Klaus, en revanche, ne participait guère à la conversation. À peine s’il marmottait vaguement lorsque ses sœurs le pressaient de questions, du genre : « Mais enfin, où peut bien être passé Gunther ? », ou : « À ton avis, qu’est-ce qu’il a en tête ? », ou encore : « Toupoui ? » ou : « Frichtu ? ». Pour finir, Violette et Prunille conclurent qu’il était sans doute en train de se concentrer, et elles le laissèrent en paix.
Elles devisaient ensemble à mi-voix lorsque le portier salua Jérôme et Esmé qui rentraient.
— Bonsoir, Jérôme, dit Violette. Bonsoir, Esmé.
— Tretchev ! lança Prunille de sa petite voix pointue, autrement dit : « Bon retour ! »
Klaus marmonna un vague borborygme.
— Vous trois en bas ? s’écria Jérôme. Quelle bonne surprise ! La grimpette va paraître moins longue.
— Et vous allez pouvoir nous aider à monter les caisses de pschitt-persil qui sont empilées dehors, dit Esmé. Ça m’évitera de me casser les ongles.
— Ce serait avec joie, mentit Violette, mais le portier nous a défendu de remonter à l’appartement.
Jérôme fronça les sourcils.
— Défendu ? Comment ça, défendu ?
— Vous m’avez donné des instructions très strictes, Mrs d’Eschemizerre. Interdiction pour ces enfants de regagner l’appartement tant que Gunther n’aurait pas quitté l’immeuble. Et il n’a toujours pas quitté l’immeuble.
— Ne dites donc pas de sottises ! siffla Esmé. Il a quitté l’appartement hier soir. Vous nous faites un sacré portier !
— En réalité, je suis acteur, rétorqua le portier. Mais ça ne m’empêche pas de savoir qu’un ordre est un ordre.
Esmé le toisa d’un regard implacable – son regard de conseiller financier, sans doute.
— Eh bien, l’ordre a changé. Vous avez à présent pour ordre de me laisser ramener mes orphelins chez moi, immédiatement et sans délai. Compris ?
— Compris, s’inclina le portier.
— Parfait, conclut Esmé, et elle se tourna vers les enfants. Assez traîné, vous trois. Violette et Machin-chose, vous pouvez monter chacun une caisse de pschitt-persil, Jérôme montera le reste. La mouflette ne peut rien porter, j’imagine, mais bon tant pis, c’est comme ça. Allez, allez, on se remue !
Les enfants Baudelaire se remuèrent, et l’instant d’après la petite caravane attaquait l’escalade des soixante-six étages. Les enfants avaient vaguement espéré qu’Esmé les aiderait à porter ces caisses, mais le sixième conseiller financier de la ville estimait plus important de raconter sa journée que de venir en aide aux orphelins.
— Sa Majesté m’a tout révélé des dernières nouveautés in, gloussait-elle. Par exemple, les pamplemousses roses et les bols à céréales bleu canard ; les panneaux d’affichage en liège avec des photos de belette dessus ; les…
Tout au long de la longue ascension, Esmé récita la liste des dernières nouveautés in révélées par Son Altesse le roi de l’Arizona, et les sœurs Baudelaire prêtèrent une oreille attentive.
Oh ! ce n’est pas à la litanie d’Esmé qu’elles accordaient tant d’attention, bien sûr, mais aux bruits que laissaient filtrer les portes de chaque palier, afin de revérifier que Gunther ne se cachait pas derrière l’une d’elles. Ni Violette ni Prunille ne captèrent de son suspect, et elles auraient bien demandé à Klaus, très bas, si lui non plus n’entendait pas de bruit gunthérien. Mais il était clairement si concentré qu’il n’accordait pas plus d’attention aux bruits en provenance des appartements qu’aux faux puits en pneus recyclés, aux pyjamas à fleurs vertes, aux films avec chutes d’eau et autres nouveautés in énumérées par Esmé.
— Oh ! et les papiers peints magenta, poursuivait Esmé comme ils achevaient leur dîner de mets in arrosés de pschitt-persil (ce dernier encore plus atroce que son nom ne le laissait prévoir). Et les tableaux Renaissance flamande dans des cadres en polystyrène. Et les napperons de papier imitant la véritable dentelle de Calais. Et les poubelles ornées de lettres de l’alphabet au pochoir. Et les ressorts à…
— S’il vous plaît, coupa Klaus – et ses sœurs sursautèrent, car c’était la première fois qu’il prononçait trois mots depuis le pique-nique au bas de l’escalier, s’il vous plaît, désolé de vous interrompre, mais on est très, très fatigués, mes sœurs et moi. Est-ce qu’on pourrait aller au lit ?
— Mais bien sûr, répondit Jérôme. Vous avez grand besoin de vous reposer. Surtout que, demain, c’est le jour des Enchères ! Je vous emmènerai à la salle Sanzun pour dix heures et demie pile, et nous pou…
— Sûrement pas, Jérôme ! intervint Esmé. Les trombones jaunes sont in, tu iras donc aux aurores dans le quartier des papetiers en faire une petite provision. C’est moi qui emmènerai les enfants à la vente.
— Ah bon, se résigna Jérôme avec un pâle sourire à l’intention des enfants. Esmé, tu vas border les petits ?
— Non, fit Esmé, le nez plissé sur son pschitt-persil. Replier des couvertures sur des lardons qui se tortillent, merci bien, quelle perte de temps ! À demain, les enfants.
— À demain, dit Violette, et elle bâilla ostensiblement.
Elle savait que si son frère demandait à se coucher, c’était pour leur dire enfin, à toutes deux, à quoi il réfléchissait si fort depuis des heures. Mais à vrai dire, après une nuit blanche et une journée bien remplie, l’aînée des Baudelaire se sentait authentiquement bonne à coucher.
— Bonne nuit, Esmé ; bonne nuit, Jérôme, acheva-t-elle en se levant. Pas la peine de venir nous border, merci.
— Alors, bonne nuit, les enfants, dit Jérôme. Oh, juste un détail : s’il vous plaît, si vous vous levez au milieu de la nuit pour combler un petit creux, essayez de ne pas faire trop de miettes, d’accord ? Il y aurait de quoi nourrir une volée de moineaux sur le sol de cet appartement.
Les enfants échangèrent des coups d’œil furtifs ; leur secret riait dans leurs yeux.
— Oh pardon ! dit Violette. Demain, si vous voulez, nous passerons l’aspirateur.
— Les aspirateurs-traîneaux ! triompha Esmé. Je le savais, que j’oubliais quelque chose ! Et aussi les boules de coton, et tout ce qui est recouvert de chocolat en paillettes, et la…
Les orphelins Baudelaire ne tenaient pas à en entendre davantage, aussi emportèrent-ils leurs plateaux à la cuisine la plus proche. Puis ils longèrent un couloir orné d’andouillers de divers animaux, traversèrent un salon jaune safran, passèrent devant cinq salles d’eau, obliquèrent sur la gauche à travers un vestibule, et atteignirent enfin la chambre de Violette.
Là, ils s’assirent par terre dans un coin propice aux conciliabules, et Violette entama la séance aussitôt.
— Bon, et maintenant, Klaus, tu vas nous dire ce qui te trotte dans la tête depuis le début de l’après-midi. Tu as une idée, j’en suis sûre. Il suffit de voir comment tu t’es déconnecté pendant des heures, suivant cette petite manie qui n’appartient qu’à toi.
— Les petites manies qui n’appartiennent qu’à nous s’appellent des idiosyncrasies.
— Stiblo ! fit Prunille, autrement dit : « Tu crois que c’est le moment d’enrichir notre vocabulaire ? Dis-nous plutôt ce que tu as en tête. »
— Désolé, dit Klaus. Voilà. Tout simplement, j’ai une petite hypothèse sur l’endroit où pourrait se cacher Gunther, mais le problème, c’est que je peux me tromper complètement. D’abord, Violette, j’ai une question pour toi. Est-ce que tu t’y connais en ascenseurs ?
— En ascenseurs ? Il se trouve que oui, un peu. Mon copain Ben – tu te souviens de lui ? – m’avait offert le schéma d’installation d’un ascenseur pour mes treize ans, et c’était tout à fait passionnant. Évidemment, tout ça est parti en fumée dans l’incendie, mais je revois bien le topo. En gros, un ascenseur est une espèce de plate-forme – entourée d’une cabine, bien sûr – qui se déplace le long d’un axe vertical au moyen de câbles de suspension actionnés par un treuil. Ajoute à ça des galets de roulement, un contrepoids, un guide-cabine, des amortisseurs, ce genre de choses. Pour le commander, il y a un tableau de bord à boutons, qui fait intervenir un système de freinage électromagnétique, de manière à immobiliser la cabine face aux points d’accès, à la demande des occupants. Bref, c’est une boîte qui monte et qui descend, en s’arrêtant aux endroits où l’on veut aller. Pourquoi cette question ?
— Fridjip ? s’enquit Prunille, autrement dit, nous le savons déjà : « Comment peux-tu t’intéresser aux ascenseurs quand nous sommes dans le pétrin jusqu’au cou ? »
— En fait, reprit Klaus, c’est le portier qui m’a mis sur la piste. Vous vous souvenez, cet après-midi, quand il nous a dit que parfois on avait la solution sous le nez ? À ce moment-là, il était en train de coller cette espèce d’étoile de mer en bois sur la porte de l’ascenseur…
— Oui, j’ai noté ça aussi, dit Violette. Plutôt hideuse, son étoile de mer.
— Tout ce qu’il y a de plus hideux, lui accorda Klaus, mais la question n’est pas là. Moi, ça m’a lait réfléchir à ces portes d’ascenseur. Sur ce palier, au dernier étage, il y a deux portes d’ascenseur – je veux dire, deux doubles portes. Alors qu’à tous les autres étages, il n’y a qu’une double porte.
— Exact, dit Violette. Et c’est un peu bizarre, maintenant que tu le dis. Ça signifie que l’un des ascenseurs ne peut s’arrêter qu’au dernier étage.
— Yelliverk ! commenta Prunille, autrement dit : « Ce deuxième ascenseur ne sert quasiment à rien ! »
— Pas sûr, la contredit Klaus, pas sûr. Parce qu’en réalité, si ça se trouve, il n’y a même pas d’ascenseur.
— Même pas d’ascenseur ? se récria Violette. Mais alors, ce serait pire ! La cage d’ascenseur serait vide ?
— Fiyett ? demanda Prunille.
— Non, lui expliqua Violette, une cage d’ascenseur n’est pas vraiment une cage, pas plus qu’une cage d’escalier ; c’est l’espèce de puits dans lequel il se déplace. On dit aussi la gaine, si tu préfères. En gros, c’est comme un couloir – un couloir vertical au lieu d’être horizontal.
— Oui, dit Klaus, et un couloir, ça peut mener à une cachette.
— Aha ! s’écria Prunille, autrement dit : « Je vois ! »
— Aha, absolument ! approuva Klaus. Imaginez : s’il a emprunté une cage d’ascenseur vide au lieu de descendre par l’escalier, rien d’étonnant si plus personne ne sait où il est ! Et moi, je suis prêt à parier que l’ascenseur n’a pas été condamné parce qu’il est out. Je soupçonne que, tout bêtement, c’est là que Gunther se cache.
— Mais pourquoi se cacher ? dit Violette. Qu’est-ce qu’il manigance au juste ?
— Ça, reconnut Klaus, pour le moment, boule de gomme ! Mais quelque chose me dit qu’un commencement de réponse se cache derrière ces portes coulissantes. Allons jeter un coup d’œil derrière la deuxième double porte. Si nous voyons tes fameux câbles, Violette, et ton guide-cabine, et tout ce que tu décris, bon, ce sera le signe qu’il y a vraiment un ascenseur. Sinon…
— Sinon, enchaîna Violette, c’est que nous sommes sur une piste. Allons-y de ce pas !
— Du calme, tempéra Klaus. Il va falloir faire très, très doucement. Je ne crois pas que Jérôme et Esmé aimeraient beaucoup nous voir rôder autour d’une cage d’ascenseur.
— Mais le jeu en vaut la chandelle, dit Violette. C’est notre seule chance d’y voir clair dans le petit manège de Gunther.
Hélas ! je ne suis pas certain, encore aujourd’hui, que le jeu en valait réellement la chandelle. Ou alors c’était une chandelle très coûteuse. Mais bien sûr les enfants Baudelaire ignoraient tout de la suite de l’histoire.
À pas de loup, d’un commun accord, ils prirent la direction du palier. À l’angle de chaque couloir, à la porte de chaque pièce, ils risquaient un coup d’œil prudent avant de s’aventurer plus loin, de peur de se retrouver nez à nez avec leurs tuteurs. Mais apparemment Jérôme et Esmé passaient la soirée dans un autre secteur de l’appartement, si bien que les trois enfants atteignirent l’entrée sans encombre – encombre signifiant ici : « rencontre indésirable avec un conseiller financier renommé ou avec son conjoint ».
Face à la porte d’entrée, ils hésitèrent. Et si elle grinçait ? Mais les charnières silencieuses étaient in, et le battant s’ouvrit sans un bruit. Les trois enfants, sur la pointe des pieds, s’avancèrent sur le palier jusqu’aux portes d’ascenseur.
— Bon, mais maintenant, souffla Violette, laquelle est la bonne ? Les deux sont strictement identiques.
— Je n’y avais pas réfléchi, avoua Klaus. Pourtant, si l’une d’elles est en réalité un passage secret, il doit bien y avoir un moyen de les distinguer.
À cet instant, Prunille tirailla sur les bas de pantalon de ses aînés, meilleur moyen d’attirer l’attention en silence quand on est haut comme trois pommes et qu’on se déplace à quatre pattes. Violette et Klaus baissèrent les yeux, et la petite, toujours sans un mot, indiqua du doigt les boutons placés à côté de chaque porte. La porte de gauche ne comportait qu’un bouton, sur lequel une flèche pointait vers le bas ; la porte de droite en comportait deux, l’un avec une flèche pointée vers le bas, l’autre avec une flèche pointée vers le haut. Les trois enfants méditèrent là-dessus un instant.
— Mais à quoi bon un bouton pour monter, souffla Violette, quand on est déjà au dernier étage ?
Et, sans attendre la réponse, elle pressa du doigt la flèche pointée vers le haut. Avec un bruissement très doux, la porte à double glissière s’ouvrit. Les enfants tendirent le cou pour regarder à l’intérieur, prudemment, sans trop se pencher, et ils eurent un choc.
— Lakri, fit Prunille, autrement dit : « Pas l’ombre d’un câble. »
— Et pas de guide-cabine non plus, dit Violette. Ni de contrepoids, ni d’interrupteur de fin de course, ni rien de ce qu’il devrait y avoir. (Elle allongea le cou pour mieux regarder vers le bas.) Et… pas trace de cabine non plus.
— Je le savais ! triompha Klaus tout bas. Je le savais, que cet ascenseur était du toc. Un faux-semblant. Un trompe-l’œil !
À vrai dire, faux-semblant et trompe-l’œil sont tous deux des mots escrocs. Pour commencer, un « faux-semblant » devrait s’appeler un vrai-semblant : il n’est pas fait pour sembler faux, mais pour sembler vrai. Quant au « trompe-l’œil », ce n’est pas l’œil qu’il trompe – l’œil voit ce qu’il voit – mais le cerveau. Quoi qu’il en soit, ce faux ascenseur semblant vrai avait trompé trois jeunes cerveaux, mais il était à présent démasqué. En fait d’ascenseur, il s’agissait bien d’un passage secret – un passage secret vertical, noir, terrifiant, pareil à un puits.
Longtemps les trois enfants contemplèrent ce gouffre à leurs pieds. Il leur semblait se tenir au bord d’un précipice, plus profond, plus vertigineux que tout ce qu’ils avaient vu jusqu’alors. C’était comme un puits de mine sans fond, mais le pire en était l’obscurité absolue – plus noire que le boulevard Noir le jour de leur arrivée, plus noire qu’une nuit sans lune et sans étoiles, plus noire qu’une panthère noire enrobée de goudron en train de dévorer de la réglisse au plus profond de la mer Noire, plus noire que leurs pires cauchemars. Non, jamais Violette, ni Klaus, ni Prunille n’avaient imaginé qu’il pût exister quelque chose d’aussi noir, et cette obscurité semblait prête à les happer, à les engloutir, à les priver à jamais de la plus petite étincelle de lumière.
— Il va falloir descendre là, dit Violette au bout d’un moment, tout en refusant d’y croire.
— Je ne suis pas sûr d’en avoir le courage, avoua Klaus. Vous avez vu comme c’est noir ? Il y a de quoi mourir de peur.
— Prollit, fit remarquer Prunille, autrement dit : « Mais c’est quand même moins horrible que ce que Gunther risque de nous faire, si nous ne déjouons pas ses plans. »
— Et si nous disions tout à Jérôme et Esmé ? suggéra Klaus. Ce serait à eux d’aller voir où mène ce passage secret.
— Tu sais bien qu’il faudrait discuter, rappela Violette. Discuter des heures, peut-être en pure perte, et nous n’avons pas le temps. Tu oublies que Duncan et Isadora sont aux mains de Gunther.
— Non, non, j’y pense, répondit Klaus d’un ton sombre. J’y pense tout le temps, mais comment comptes-tu faire pour descendre là-dedans ? Tu vois une échelle, toi ? Un escalier ?
— Il va falloir descendre en rappel, dit Violette. En rappel le long de la paroi, avec une corde. Bon, mais où trouver une corde à cette heure-ci ? Tous les magasins sont fermés.
— Les d’Eschemizerre ont bien sûrement une corde quelque part, avança Klaus. Allons faire des recherches, chacun de son côté. Rendez-vous ici dans un quart d’heure.
Violette et Prunille acquiescèrent, et les trois enfants, toujours sur la pointe des pieds, regagnèrent l’appartement pour une fouille en règle à la recherche d’une corde.
Ils se sentaient comme des cambrioleurs, et pourtant il semble bien que, dans toute l’histoire du cambriolage, cinq voleurs seulement se soient spécialisés dans le vol de cordes. Tous les cinq ayant été jetés en prison, on comprend que peu de gens prennent la peine de mettre sous clé leurs stocks de cordes, et cependant, à leur dépit, les enfants ne purent trouver où les d’Eschemizerre rangeaient le leur – pour la bonne raison, à peu près sûrement, qu’ils n’avaient chez eux pas l’ombre d’une corde.
— Pas l’ombre d’une corde, avoua Violette, piteuse, en rejoignant son frère et sa sœur. Mais bon, j’ai trouvé ces rallonges électriques, qui devraient pouvoir faire l’affaire.
— Pas l’ombre d’une corde, avoua Klaus. Mais bon, j’ai décroché ces cordons de rideaux, qui devraient pouvoir faire lai faire.
— Armani, déclara Prunille, et elle déposa devant ses aînés une grande brassée de cravates chics.
— Bon, ça va au moins nous permettre de confectionner une similicorde, dit Violette, pour descendre dans la cage de ce simili-ascenseur. Attachons tout ça bout à bout au moyen de la langue-du-diable.
— Langue du diable ? répéta Klaus.
— Oui, c’est le nom d’un nœud, expliqua Violette. Inventé en Finlande au XVe siècle par une bande de femmes pirates. C’est celui dont je m’étais servi pour confectionner ce grappin, souviens-toi, le jour où Olaf Face-de-rat avait accroché Prunille en haut de sa tour, dans une cage[4]. Un nœud solide en diable, qui sera parfait ici. Il nous faut un cordage d’une sacrée longueur, le plus long possible. Allez savoir ! Si ça se trouve, ce passage secret descend jusqu’en bas de l’immeuble.
— Je dirais même jusqu’au cœur de la Terre, à le voir, assura Klaus. En tout cas, j’ai peine à y croire : après avoir passé notre temps à essayer d’échapper au comte Olaf, voilà que maintenant nous essayons de le rattraper !
— Moi aussi, j’ai peine à y croire, reconnut Violette. Si ce n’était pas pour les Beauxdraps, je ne descendrais pas dans ce trou contre tout l’or du monde !
— Banguimpe, rappela Prunille. Ce qui signifiait, en gros : « Oui, mais sans les Beauxdraps, c’est nous qui serions aux mains d’Olaf, à l’heure qu’il est. »
Ses aînés approuvèrent en silence. Violette montra à ses cadets comment exécuter le nœud langue-du-diable, et les trois enfants, sans perdre un instant, se mirent en devoir de nouer les câbles électriques aux cordons de rideaux, puis les cordons de rideaux aux cravates, et enfin de nouer la dernière cravate au point d’ancrage le plus solide de tout le palier, lequel se trouva être le bouton de porte de l’appartement d’Eschemizerre. Violette vérifia le travail de ses cadets et donna à la corde une petite secousse satisfaite.
— Je crois que ça devrait tenir, dit-elle. Sans problème. J’espère seulement que c’est assez long.
— Et si nous faisions descendre la corde le long du puits ? suggéra Klaus. Je veux dire, le long de la cage d’ascenseur, pour voir si on entend clinck ! en bas. Comme ça, on saura s’il y a assez de longueur.
— Excellente idée, dit Violette.
Joignant le geste à la parole, elle gagna le bord de l’abrupt et, d’une main énergique, lança dans l’obscurité le bout de leur cordage de fortune. Les enfants regardèrent le long serpent de câbles électriques, de cordons de rideaux et de cravates chics se dérouler de plus en plus vivement, comme s’il s’éveillait pour se couler dans le puits noir. La similicorde glissait, glissait, et les enfants se penchaient, se penchaient, souffle bloqué, tendant l’oreille.
Et pour finir un clink ! ténu, à peine audible, remonta des profondeurs, comme si la première rallonge électrique, en bas, venait de heurter un objet métallique. Les trois enfants se regardèrent. L’idée de descendre si bas, si bas, dans l’obscurité complète, accrochés à une similicorde, ne leur disait rien qui vaille, et pour un peu ils auraient tourné les talons pour aller se fourrer dans leurs lits, les couvertures sur la tête.
— Prêts ? demanda Klaus pour finir.
— Non, répondit Prunille.
— Moi non plus, répondit Violette. Mais si on attend d’être prêts, on y sera encore à la fin de nos jours. On y va !
Une dernière fois, elle tira un bon coup sur la corde pour vérifier sa solidité, puis lentement, précautionneusement, elle s’engagea par-dessus bord et le long de la paroi sombre. Klaus et Prunille la regardèrent disparaître dans l’obscurité, comme happée par un gosier béant.
— Venez ! l’entendirent-ils chuchoter. Ça va, c’est tout bon.
Klaus souffla dans ses mains, Prunille souffla dans les siennes, et les deux cadets suivirent dans le noir gosier de la bête.
Immédiatement ils découvrirent que leur aînée les avait trompés. Non, ce n’était pas « tout bon ». Ce n’était même pas bon à moitié. Ce ne l’était pas à dix pour cent. Ce ne l’était pas à trois pour mille. Descendre le long de ce puits obscur, c’était comme d’être précipité dans les oubliettes d’un donjon et, de tous les exercices périlleux auxquels ils s’étaient livrés jusqu’alors, c’était, de loin, le moins « tout bon ».
Leurs mains crispées sur le cordage étaient tout ce qu’ils distinguaient, car, même lorsque leurs yeux se furent accoutumés à l’obscurité, ils étaient bien trop terrifiés pour oser regarder ailleurs, et en particulier vers le bas. Les tintements de la dernière rallonge étaient tout ce qu’ils entendaient, car ils avaient la gorge trop nouée pour émettre un son. Et leur terreur à l’état brut était tout ce qu’ils ressentaient, terreur si totale, si intense que, pour ma part, je ne peux dormir qu’avec trois veilleuses allumées depuis le jour où j’ai moi-même visité le 667, boulevard Noir et vu, de mes yeux vu, le vertigineux abrupt que ces trois-là descendirent en rappel.
J’ai pu voir aussi, lors de cette visite, ce que les enfants aperçurent lorsqu’ils distinguèrent enfin le fond du puits, après plus de trois heures de descente.
À ce stade, ils voyaient dans le noir à peu près aussi bien que des chats, et ils discernèrent l’objet de métal contre lequel tintait gaiement la dernière rallonge électrique. C’était un cadenas, un gros cadenas qui fermait une trappe de fer. Ladite trappe était soudée à des barreaux de fer, et ces barreaux de fer composaient une sorte de cage rouillée. À l’époque où mon enquête a fini par me conduire en ces lieux, la cage était vide depuis longtemps. Mais elle n’était certes pas vide le jour où les enfants Baudelaire l’atteignirent.
Lorsqu’ils touchèrent le fond du puits, les orphelins regardèrent à l’intérieur de la cage.
Là tremblaient deux formes blotties, étrangement familières.
Isadora et Duncan Beauxdraps.